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Patrick Chappatte – GENEVOIS DE CŒUR ET D’ESPRIT

23 Déc 2020
m3 MAGAZINE

m3 MAGAZINE a eu le plaisir de rencontrer Patrick Chappatte, l’un de nos chouchous genevois les plus connus Outre-Atlantique, et ce dans le cadre informel d’une très agréable vidéoconférence – COVID oblige ! Cet amoureux de la Suisse nous parle ici de son enfance, de son parcours, de sa carrière, mais aussi de sa conception de la philanthropie : en effet Chappatte est un artiste engagé, et « Cartooning for Peace », la fondation qu’il a créée avec Plantu (aujourd’hui rebaptisée « Freedom Cartoonists »), milite pour la liberté de la presse et d’expression pour laquelle il œuvre au travers de ses actions quotidiennes.

Eh oui… Notre dessinateur préféré a reçu récemment le prix 2020 de la Fondation pour Genève. L’occasion de saluer ses trente ans de carrière et ses dessins publiés dans les journaux du monde entier, du New York Times à notre journal quotidien incontournable, Le Temps, en passant par Der Spiegel et Le Canard enchaîné. Patrick Chappatte a donc naturellement été félicité pour son regard critique sur l’actualité, sa capacité à toucher les gens, à transcender les frontières et les langues par la subtilité et l’humour.

Patrick Chappatte, pouvez-vous nous parler de votre enfance à Genève, et des lieux qui vous ont marqué à cette époque ?

De mère libanaise et de père jurassien, je suis né au Pakistan en 1967. Ensuite nous avons vécu à Singapour, avant de débarquer à Genève avec mes parents. Nous habitions sur les falaises de Saint-Jean. Je me rappelle les points de vue et la hauteur par rapport à la ville. J’aime prendre de la hauteur !

Justement que représente Genève pour vous aujourd’hui  ? Quels sont vos endroits, quartiers, lieux préférés ?

Aujourd’hui je vis à Plainpalais et depuis 2013, mon atelier est situé aux Pâquis. J’aime la proximité du lac et l’ouverture urbaine sur un quartier très métissé et animé. Une identité genevoise forte y est présente. Les Pâquis, ce fut comme un « sas de décompression », pour me réhabituer à ma ville après trois années passées à New-York entre 1995 et 1998 avec ma femme, Anne-Frédérique.

 

Être Genevois, c’est surtout une idée, un accord avec des valeurs.

 

Selon vous y a-t-il un « esprit » ou une « mentalité » genevoise ?

À Genève, la population peut être assez différente selon les quartiers : un vieux Pâquisard ou un jeune bobo des Eaux-Vives. C’est vraiment plusieurs styles de Genevois typiques différents qui cohabitent dans cette ville pluriculturelle. L’identité de Genève, c’est avant tout son esprit, et son côté cosmopolite. On peut s’identifier à Genève car être Genevois, c’est surtout une idée, un accord à des valeurs. C’est ça qui nous attache à cette petite République, avec son esprit assez citadin. C’est aussi la ville des ONG, la capitale des Droits de l’Homme, et cela participe de cette idée.

Dans votre carrière internationale, quelle période vous a-t-elle le plus marqué ?

J’adore Genève et mon travail ici. Mais j’aime aussi les moments de liberté, quand on peut mettre du vent dans les voiles et partir à l’aventure. Nous avons fait cela avec ma femme, en 1995. Nous sommes partis trois mois en Amérique latine, avec pour seuls bagages nos sacs à dos, avant de débarquer à New-York pour trois années. Notre sentiment de liberté était immense. Ce sont des épopées, des souvenirs d’avoir vraiment pu vivre quelque chose d’inoubliable. Ensuite, nous l’avons refait en 2014, avec trois enfants. Une belle aventure familiale d’une année à Los Angeles. Là-bas, ce n’était plus la proximité du lac qui m’inspirait mais, temporairement, celle de l’océan.
Après, il y a aussi les nombreux voyages professionnels, pour réaliser des BD reportages dans tous les coins de la Planète : les bidonvilles de Nairobi, Gaza pendant la guerre, les couloirs de la mort américains, et plus récemment, les couloirs des soins intensifs de l’Hôpital de Genève pendant la crise du Covid. Ce sont des expériences très fortes.

Quelles sont les personnalités qui vous ont le plus marqué, ou que vous avez dessinées avec le plus de plaisir ?

La rencontre faite avec Kofi Annan fut riche. Il était le Président d’honneur de notre Fondation «  Cartooning for Peace  », et montrait un engagement indéfectible en faveur de la liberté de presse et d’expression. J’ai particulièrement apprécié son engagement envers Musa Kart, caricaturiste turc emprisonné au moment où nous lui avons décerné notre Prix du dessin de presse en 2018. À cette occasion, Kofi Annan nous a déclaré qu’il avait écrit à Recep Tayyip Erdoğan pour plaider la cause de Musa Kart. C’était une personne généreuse et amoureuse des Arts. Dans un autre registre, une figure omniprésente de l’actualité récente a été Donald Trump, à qui j’ai consacré une rétrospective dessinée fin 2019 opportunément intitulée « This is the end  ». Personnalité ubuesque, hors norme, et malheureusement représentative de notre époque.

L’année 2020 (Covid, élections américaines, attentats terroristes, etc.) fut pour le moins mouvementée… Quel est votre regard critique sur tout cela ?

Lors du passage à l’année 2020, personne ne pouvait imaginer ce qui allait arriver. C’était une année a priori prometteuse, dont on entrevoyait les grandes thématiques : Trump, les élections américaines, les conflits sociaux durables (gilets jaunes, etc.), le problème climatique impérieux. Comme si cela ne suffisait pas, une crise sanitaire qui tient du film fantastique, une sorte de maelström est arrivé.
Nous ne pouvons nous empêcher de nous poser cette question : « Est-ce que ce sera l’occasion d’un changement profond de la société ? ». Nous savons que cette crise va sans doute provoquer des super accélérations dans divers domaines.
Le Covid c’est le révélateur d’une crise plus large. Face à la pandémie, la société, la classe politique, les entreprises improvisent, la plupart des acteurs sont dépassés, les conséquences à plus ou moins long terme nous échappent. Il faudra très vite s’adapter et en tirer les leçons.
J’y ai consacré une bande dessinée de reportage, « Au Cœur de la vague », sur laquelle j’ai travaillé ces six derniers mois. Cette BD se termine par une question ouverte, un point d’interrogation sur le futur. Je pose la question : « Est-ce que tout cela ne serait pas le modèle réduit de la grande crise du Monde… celle du climat ? ». Nous n’avons que rarement connu de tels enjeux à tous les niveaux.

 

En tant qu’outil de communication, le dessin prend tout son sens, alliant la pertinence et la modernité..

 

Plus généralement nous vivons aujourd’hui dans un monde où la critique est de plus en plus difficile, et la liberté d’expression de plus en plus malmenée. Selon vous dans quelle mesure la satire et son accueil sont-ils les marqueurs de l’évolution (en bien ou en mal) de nos sociétés ?

C’est vrai que nous sommes dans une époque où nous ne pouvons plus dire grand-chose sans froisser quelqu’un. C’est un fait paradoxal car parallèlement à cela, il y a de plus en plus d’acteurs qui s’expriment, et donc d’opinions.
On peut tout dire, et on dit tout et n’importe quoi sur les réseaux sociaux. Dans un monde sans curation, comment distinguer une analyse pertinente d’une opinion erratique ? Qui aurait imaginé qu’on puisse encore remettre en question que la Terre soit ronde ? C’est un gag qui dépasse la caricature ! Ce qui se joue de nos jours, c’est un grand nivellement généralisé via les réseaux sociaux – un lieu où chacun peut s’improviser expert sur tout. On y mélange le vrai et le faux, l’important côtoie le banal sans hiérarchie.
L’évolution de nos sociétés est marquée par une forme de susceptibilité générale. Les entreprises, les gouvernements, les institutions sont très soucieux de leur image. On confond régulièrement « petite offense » et « grosse attaque » et si un sujet devient une polémique, la volonté générale est de ne pas faire de vague. Si on rassemble ces deux réalités : susceptibilité accrue + principe de précaution appliqué, la liberté de presse et d’opinion peut devenir compliquée. Le dessin de presse participe au débat démocratique à travers l’échange des opinions et idées. C’est un outil qui condense une information, une idée, une opinion, en une synthèse visuelle – ce qui correspond bien à notre monde de la vitesse et du zapping. En tant qu’outil de communication, le dessin est finalement assez moderne, et pertinent aujourd’hui. Les ingrédients qui font tenir tout ça sont la force de l’image et le raccourci de l’humour.

Vous venez de recevoir le prix de la Fondation pour Genève. Qu’est-ce que cela signifie pour vous ? Plus généralement, comment concevez-vous l’engagement philanthropique ? Qui est un « bon philanthrope » ?

Selon moi, un bon philanthrope met ses actions de tous les jours et son travail en accord avec ses valeurs et ses principes affichés.
Quant au Prix, j’ai été très touché de le recevoir, c’est une reconnaissance. C’est aussi un soutien public à la cause de la liberté d’expression dans un esprit de dialogue, que nous défendons via notre Fondation inspirée de Kofi Annan, rebaptisée « Freedom Cartoonists Foundation », et dont j’ai pris la présidence cette année. Je contribue aussi à « Human Rights Watch » via des dessins offerts pour leurs enchères de charité, dont le produit est versé aux causes que l’ONG défend. Les valeurs des Nations Unies sont plus que jamais importantes aujourd’hui. J’espère pouvoir jouer un rôle de plus en plus grand pour la défense de ces valeurs dans ce monde pour le moins désordonné.